Balkans-Transit: Le chat sans queue de Gabrovo

lundi 17 mai 2010

Le chat sans queue de Gabrovo

A Gabrovo, on n'aime pas faire comme tout le monde : le carnaval n'a pas lieu en février, mais mi-mai. Jose, Fender et moi partons une journée au centre de la Bulgarie, retrouver Dessi, Ina... et le chat sans queue de Gabrovо (voir Gabrovo et Veliko Tarnovo - Габрово и Велико Търново).

Jose et Fender - j'ai acheté cette perruque verte-blanche-rouge en pensant que c'était les couleurs bulgares, et honte à moi, c'est l'Italie !

Povka au diabolo et le chat de Gabrovo

Carburant à la Zakorka

A la gare en arrivant, on a retrouvé Lidia, de Veliko Turnovo, par hasard ! (voir Jelen, ou un weekend au vert)

Ina et une de ses amies

Déguisés en communistes adorateurs de Todor Jivkov

Le festival se termine avec un concert des Gipsy Kings, sous un feu d'artifice.

Jose, Dessi et Fender

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Balkans-Transit, François Maspéro

"Il y a chez les Bulgares une simplicité qui se traduit souvent par une parcimonie d'expression qui peut dérouter le voyageur, surtout s'il connaît une Europe centrale marquée par la courtoisie affectée héritée de l'Autriche K und K, impériale et royale. Peu de formules de politesse, pas de phrases ampoulées, de sourires et de plaisance inutiles : inconnu, le baise-main aux dames. Si l'on ajoute à cela que le "oui" s'exprime par un énergique hochement de tête horizontal qui, pour nous, signifie un "non" franc et massif, on peut décider, un peu vite, que les Bulgares et leur pays sont fermés, voire hostiles. [...] Fermés, les Bulgares ?

[...] s'il y a une méfiance bulgare, elle est bilatérale : due aux coups encaissés par ce peuple dans son histoire, on la retrouve également, par un effet de miroir, dans l'opinion occidentale. Le régime communiste bulgare fut l'élève modèle du bastion soviétique. [...] Et puis il y a encore ceci : j'ai rarement entendu un Bulgare se lamenter des souffrances passées. Il peut les raconter, posément, presque placidement, à sa manière. Un constat. Pas une plainte."

(pages 295-307, "Une petite ville amicale et ouverte")

"En ce qui concerne les "regards lourds qui suivent le visiteur occidental", etc., je n'ai pas vu la même Sofia ni les mêmes Sofiotes que Jean-Claude Guillebaud [journaliste du Monde]. [...] Certes, j'ai rencontré des gens qui se barricadaient, mais ils habitaient le quartier de l'ambassade soviétique. Des angoissés de l'essuie-glace, mais ils avaient des Mercedes neuves. Des obsédés de l'agression nocturne, mais j'ai toujours circulé en paix, par le bus, par le tram ou à pied, à toutes les heures de la nuit. Des regards lourds, mais ils étaient seulement la marque des difficultés de la vie et du souci de remplir pour le soir le sac à provision en plastique..."

(page 309, "Une petite ville amicale et ouverte")

"On rencontre de tout dans les voyages, balkaniques ou non."

(page 327, "Voix bulgares... et françaises")

"Nous avons traversé les cités plantées entre mer, étangs et salines, puis la route, peu fréquentée, a coupé par l'intérieur des terres, passant de vallée en vallée pour traverser des petites agglomérations côtières sans que l'on arrive jamais vraiment jusqu'à la côte. [...] Une alternance de cultures -champs et vignobles, toujours immenses- et d'une forêt épaisse où dominent le chêne et surtout, souverain, le tilleul : cultures et forêts ondulent jusqu'à ce que l'on croit deviner être la ligne grise de la mer, ce qui donne au paysage quelque chose de breton ou de galicien."

(pages 350-351, "Mer noire")

"Le bus a traversé la ville, s'est éloigné du centre, la gare routière était loin, à la périphérie. A peine arrêté, un commando de chauffeurs de taxi s'est concentré sur les Allemands, plus soudés que jamais contre l'agression des indigènes, et pendant quelques instants, il y a eu là une quasi-mêlée : la violence venait-elle des manières décidément abruptes des Bulgares, ou ceux-ci ne faisaient-ils que réagir à l'attitude murée, hostile des touristes ? Je ne sais où ils allaient, ces touristes, quel plaisir ou quelle nécessité ils trouvaient à un circuit dont ils vivaient chaque minute comme une randonnée en pays ennemi."

(pages 352, "Mer noire")

"Si, aujourd'hui, la Bulgarie se réclame de la francophonie, ce n'est pas le fait d'une quelconque influence historique de la France, mais, ironie de l'histoire, parce que, en 1877, les officiers russes libéraux de l'armée du tsar absolutiste, revenues cette fois en vainqueurs et en libérateurs, parlaient et aimaient notre langue. Les missions, catholiques et laïques, ne sont venues qu'ensuite."

(page 353, "Mer noire")

"Trois semaines, déjà, et trop de lieux traversés trop vite, avec l'impression de tant d'occasions perdues, de tant de questions sans réponses ou même pas posées : était-ce la fatigue du voyage qui faisait que gens et lieux nous restaient plus fermés qu'avant ? Etait-ce, ici, la ville [Varna] qui résistait à se déployer sous notre regard, ou était-ce notre propre lassitude qui usait celui-ci ? Depuis l'arrivée à Sofia, je n'avais plus pris de notes, retombé dans les vieilles ornières de mes précédents voyages. N'y avait-il rien à noter, ou y avait-il trop à noter ? Je me souvenais des seuls mots que j'avais réussi à graver dans ma mémoire lors de mon premier itinéraire bulgare : "Les Balkans souffrent d'un trop-plein d'histoire." (Manière de faire pièce à la fameuse assertion de Marx sur les Slaves du Sud qui n'ont pas d'histoire... mais ceci est une autre histoire).

En apparence, les centres des villes bulgares sont des sortes de dalles lisses sur lesquelles s'alignent deux ou trois monuments historiques, le trou de fouilles grecques, romaines, byzantines ou protobulgares, des bâtiments administratifs, un hôtel, un square et la statue en bronze d'un grand tsar ou d'un grand libérateur : cela semble simple à lire. Mais, justement, c'est si simple qu'on ne lit plus rien. Pourtant, sous la dalle, quel foisonnement d'événements, de peuples, de siècles heureux ou tourmentés qui ne demanderaient qu'à se déchaîner si l'on grattait à la surface. C'est peut-être, de tous les régimes communistes de l'Est, le régime bulgare qui a le mieux réussi à inscrire dans le paysage urbain la réécriture de l'histoire. Non que l'on y ait supprimé toutes les traces de cette histoire : au contraire, des vestiges choisis ont été consacrés dans leur unique fonction de monuments, pièces d'un puzzle constituant le décor de la société nouvelle. Un puzzle qui se voulait homogène mais reste, et c'est là l'échec, étrangement hétéroclite quand on l'observe de plus près. Tout comme les ballets et les choeurs folkloriques ne sont que de pâles masques plaqués sur la vie d'un peuple, le centre d'une ville est disposé autour d'une grande "tache blanche" de l'histoire où ne se lisent que quelques signes conventionnels et aseptisés, grandiloquents mais privés de tout ce qu'ils ont signifié, et recouvrant, plombant, tout ce à quoi ils avaient donné, au temps de leur construction, non un seul sens, mais tous les sens contradictoires et tourbillonnants qui composent l'histoire vraie et sans lesquels celle-ci est privée de vie. Les spécimens préservés, plutôt que d'être des témoins du passé, avaient pour fonction de légitimer le présent. Des vraies gueules de faux témoins : les travailleurs, paysans et ouvriers de la grande Bulgarie, un seul peuple confondu, avaient lutté contre les oppresseurs et l'injustice pour son bonheur actuel, celui de la dictature du prolétariat, et ce bonheur était porteur de l'avenir radieux. Dans l'uniformité définitive de la lutte des classes abolie."

(pages 357-359, "Mer noire")

"C'est dans ce quartier [à Rusé] sans autre âme que celle du souvenir que j'avais rencontré trois ans auparavant, j'en étais sûr, Maqroll le Gabier, le vagabond des mers du romancier colombien Alvaro Mutis. Dans la salle obscure et déserte du Moon Night Club où nous avions pu nous faire servir des kebabtchés au ketchup en forme de hamburger, un étranger solitaire fumait en silence. Vareuse, carrure épaisse, corps souple sous le maillot, bonnet de laine sale enfoncé sur le crâne, livre dans une langue inconnue ouvert devant lui. Pas un mot, quelques gestes économes de temps en temps. L'assurance tranquille de qui est toujours de passage, même arrivé au bout du monde."

(pages 391-392, "Le pont de l'amitié")

"[Le socialisme] a viré dans les années quatre-vingt au national-communisme. Glissement classique de l'histoire : le régime, sentant venir la faillite économique et sociale, a cherché comment galvaniser le peuple. Alors il a fait vibrer la fibre patriotique dans ce qu'elle a de plus tripal, glorifiant la grandeur des empires bulgares dans le passé - oh ! les colossaux monuments de bronze aux grands tsars dont la hideur triomphe au centre des villes - et trouvant un bouc émissaire dans le présent : les quelques 800 000 Turcs, presque tous paysans et pauvres, vivant dans le pays. Bulgarisation forcée, changement d'état civil, confiscation des biens des récalcitrants, exode vers la Turquie...

[...] Tout ce qui a pu exister, ici, en fait de grandeur, d'idées généreuses et constructives, est venu d'hommes pour qui indépendance et liberté devaient se conjuguer avec fraternité et fédération des peuples balkaniques - les grands révolutionnaires bulgares du XIXe siècle dont on trouve les noms à tous les coins de rues avaient fait leurs classes à l'étranger voisin."

(pages 393-394, "Le pont de l'amitié")

"Aujourd'hui la librairie était déserte, les rayons vides, et les tables portaient la même production, mais moins abondante, que les étals des rues. Ces derniers étaient, comme partout, innombrables, à côté des vendeurs de fringues, de cassettes et de cigarettes. Etrange effet de l'économie libérale qui jette dans la rue une partie de la jeunesse à commercer pour quelques sous, tandis que les retraités cumulent deux emplois au noir."

(page 397, "Le pont de l'amitié")

"[Le chauffeur de taxi] a annoncé 50 levas de plus que la somme annoncée, ou mal comprise : nous ne les avions pas ? Il a haussé les épaules : aucune importance. Il nous a souhaité bon voyage d'un air convaincu. Je crois même qu'il a souri.

C'était notre adieu à la Bulgarie. J'ai pensé, je pense toujours à tous les récits de racket et d'arnaques que rapportent les voyageurs. Mais aussi à ce qu'avait écrit John Reed :

La Bulgarie est le seul pays que je connaisse où l'on peut parler au premier venu dans la rue et en recevoir un accueil amical : lorsqu'un marchand se trompe en vous rendant la monnaie, il vous suit jusqu'à l'hôtel pour vous restituer une pièce de deux centimes.

Y a-t-il deux Bulgarie, celle du passé qu'a vue John Reed et celle de la méfiance et de la délinquance dont on m'a rebattu les oreilles ? Tous comptes faits, en quatre ans, je n'ai eu affaire qu'à la première.

[...] En trois ans, j'avais vu les villes bulgares changer. La grisaille s'effacer devant le rouge Coca-Cola - pour en rester à ce cliché ressassé - et tout à l'avenant. En trois ans, j'avais vu les espoirs se figer. Personne ne disait plus : "Puisque nous sommes au coeur de l'Europe et que, demain, nous entrerons dans la Communauté européenne, ce sera la fin de nos problèmes." Mainteant, c'était la rancoeur et l'incompréhension. ""Ils" sont de retour", disait-on. Mais s'"ils" l'étaient, c'était bien qu'on avait voté pour eux. C'étaient les mêmes, ou plutôt les plus malins et les plus cyniques des mêmes. Ils n'étaient d'ailleurs jamais partis. Ils avaient gardé l'argent, les postes de commande, et le débarquement brutal du libéralisme leur avait été utile pour acquérir plus d'argent et plus de postes de commande. Et pour se débarasser de tous les alibis coûteux du socialisme : vitrine culturelle, protection sociale, maintien artificiel de l'emploi. Il est facile de dire qu'il se forme là une nouvelle classe et que, passée une génération, on verra la société se policer. J'ai l'idée du contraire : cette nouvelle société sauvage pourrait bien être la préfiguration de celle qui, demain, prévaudra dans toute l'Europe."

(pages 399-402, "Le pont de l'amitié")